FONTAINE Didier Lettres Classiques 1

Jeudi 8 avril 1999













Dissertation française










Sujet : Quelles réflexions vous inspire cette remarque de Ionesco formulée dans ses Notes et contrenotes : « Le comique n’est comique que s’il est un peu effrayant » ?


Dans sa courte dédicace « Aux lecteurs » de son célèbre Gargantua, François Rabelais écrivait que « rire est le propre de l’homme ». Ionesco, quant à lui, affirme dans ses Notes et contrenotes que « le comique n’est comique que s’il est un peu effrayant ». A priori, l’on peut être surpris par cette remarque d’homme de théâtre, et refuser du comique en dehors de la drôlerie. Et, effectivement, il est étonnant de voir cette affirmation réclamer une sorte de nécessité d’ « un peu [d’]effrayant » pour que quelque chose soit comique. La formulation, très restrictive, est donc posée. Certes cette assertion vient à contre-courant de ce à quoi on pourrait s’attendre, surtout vis-à-vis du comique, mais ce serait occulter une partie de ce que signifie réellement le comique, et leffet quil a, le rire, que d’en faire une vision niaise et innocente, d’où toute ombre serait bannie.

C’est pourquoi nous nous proposerons d’analyser cette affirmation de Ionesco en nous posant comme problème l’optique suivante : est-ce bien le comique qui est effrayant ? ou qui doit l’être ? Si, comme le prétend Ionesco, le comique n’atteint son but que par l’usage d’une certaine frayeur, quel est-il donc ? Ne sous-tend-il pas un aspect autre que celui qu’il affiche ?

Ces différentes interrogations gravitent en fait autour d’une bonne définition du comique, de ce qu’il implique et de ce qu’il provoque, c’est pourquoi dans un premier temps nous tenterons d’en établir une avec le recul que nous permet notre place dans le cours des siècles. Celle-ci débouchera sur un paradoxe du comique en tant qu’effrayant, qui nous permettra de nuancer les généralités par des exemples. Enfin, ces nuances nous permettront d’envisager un aspect nécessaire, réel, de l’effrayant, comme geste social.


Si l’on considère les différentes définitions du terme « comique » que donne le Grand Robert de la langue française, on s’aperçoit déjà qu’elles tournent toutes autour d’une ambivalence : soit il signifie  « I - 2. Qui appartient à la comédie », soit « II. 2. Adj. (1680). Qui provoque le rire ». Nous retiendrons tout particulièrement la seconde acception, car elle permet sans doute d’expliquer les motivations du rire. Mais avant de les préciser, considérons ce qu’est au juste le rire, et ce qu’en pensaient les philosophes antiques. Formellement, il s’agit de « l’action de marquer la gaieté qu’on éprouve par un mouvement de la bouche et des muscles du visage, avec un accompagnement d’expirations saccadées plus ou moins sonores. » (Dictionnaire les Editions CEC, Inc.). Pour les philosophes de l'Antiquité, il y a «deux rires»: le rire manifestation de la joie et le rire que provoque le plaisant ou le comique. Dans le premier cas, le rire a la même signification que les phénomènes physiologiques extrêmement variés qui accompagnent toute sensation de plaisir. Le rire du comique est cependant très différent, et c'est surtout ce rire qu'ont étudié les philosophes. Pour les uns, le rire naîtrait d'une dégradation, c'est-à-dire d'une infériorité quelconque, d'une petitesse, que l'esprit aperçoit dans les personnes ou dans les choses; ainsi, nous rions du couac d'un chanteur, de la chute d'une personne imposante. C'est la solution qu'ont proposée, sous des formes diverses, Aristote, Hobbes et Bain. Selon d'autres, Kant, Hegel, Schopenhauer, notamment, ce qui cause le rire c'est le contraste, le désaccord entre ce que nous attendons et ce qui se produit réellement; c'est pourquoi nous rions d'une parodie, dont le comique naît du contraste entre la gravité du modèle et le burlesque du travestissement; c'est pourquoi aussi nous rions du geste d'un homme petit qui se baisse pour passer sous une porte élevée.

Ces définitions, qui ont des domaines d’application, ne conviennent pourtant pas toujours pour l’ensemble des cas pouvant se présenter, c’est pourquoi Bergson se livra à une étude plus approfondie des mécanismes du rire, dans son essai Le Rire, Essai sur la signification du comique. Dans cet ouvrage, il distingue différents comiques : le comique des formes, des mouvements, de situation, de mots et de caractère. Très rapidement, on peut illustrer ceux-ci : de forme lorsque l’on rit d’une grimace, de mouvements lorsque l’on perçoit sur un être vivant quelque chose qui fait penser à une simple mécanique ( de là Bergson précise sa définition : « Est comique tout arrangement d'actes et d'événements qui nous donne, insérées l'une dans l'autre, l'illusion de la vie et la sensation nette d'un agencement mécanique, le Rire, p. 69.), de situation quand une scène est répétée, inversée, ou subit une interférence avec une autre (nous y reviendrons), de mots par les jeux de mots évoquant des réalités dont on peut se moquer, et de caractère face à une personne dont la raideur est risible, par exemple ce que Bergson dit de l’Alceste du Misanthrope : « Le caractère d’Alceste est celui d’un parfait honnête homme. Mais il est insociable, et par là même comique. Un vice souple serait moins facile à ridiculiser qu’une vertu inflexible. C’est la raideur qui est suspecte à la société. C’est dont la raideur d’Alceste qui nous fait rire, quoique cette raideur soit ici honnête. » (ibidem, p.105).

Ces quelques définitions, nous le constatons bien, suffisent à donner une dimension tout autre à ce problème de ce qu’est le comique, et de ce qui lui est sous-jacent, le rire. Il importe en effet, pour l’envisager sous son rapport effrayant, de bien le saisir. Car, quand Ionesco affirme que le comique n’est comique que lorsqu’il est un peu effrayant, il entend que l’on rit de ce qui est « un peu effrayant », et même que l’on ne peut rire que de ce qui est « un peu effrayant ». Pas d’innocence, donc. Alors, la drôlerie n’est-elle pas pure, naïve et candide ? A posteriori, non, et c’est ce que démontre Bergson dans l’introduction de son essai, où nous puiserons le fondement de notre problématique : « Je ne veux pas dire que nous ne puissions pas rire d’une personne qui nous inspire de la pitié, par exemple, ou même de l’affection : seulement alors, pour quelques instants, il faudra oublier cette affection, faire taire cette pitié » (p.3) Plus loin, il fait cette exhortation : « Détachez-vous maintenant, assistez à la vie en spectateur indifférent : bien des drames tourneront à la comédie (…) Le comique exige donc (…)quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur . Il s’adresse à l’intelligence pure». (p. 4) Autrement dit il faut être insensible : pour pouvoir rire de quelquun qui trébuche dans la rue, il faut par exemple être insensible à la douleur que sa chute lui a éventuellement procurée. Et enfin l’on arrive à ce qu’il y a d’effrayant : pour pouvoir rire de quelque chose ou de quelqu’un, il faut être insensible et indifférent, il faut momentanément « s’anesthésier » le cœur !


Il y a donc quelque chose dun peu paradoxal dans le comique, dont on ne saperçoit à vrai dire que lorsque lon est attentif, ou, comme dirait Hegel, lorsque lon se détache des « contingences et nécessités impérieuses de la vie » pour pouvoir réfléchir et contempler. En effet nous avons posé pour définition du comique « ce qui provoque le rire », ou «  ce qui relève de la comédie ». Or, la définition deffrayant ne semble pas du tout lui être compatible : « qui inspire ou peut inspirer de leffroi », à savoir « une grande frayeur, souvent mêlée d'horreur, qui glace et qui saisit. » (Grand Robert) . Comment donc expliquer cette apparente antinomie : quelque chose qui est propre a susciter de leffroi, ou faire peur, pourrait-il entraîner le processus du comique (via une réaction de lintelligence pure, comme nous lavons mentionné plus haut) débouchant sur le rire (un phénomène physiologique) ? Ici, de fait, séclaire notre problème posé en introduction : est-ce vraiment le comique qui est (ou doit être ) effrayant ? Nest-ce pas plutôt ce dont on rit ? Je rie par exemple de ce pauvre homme laid et contrefait, qui nentre pas dans les canons quimpose la société. Ce nest pas le comique pour lui-même qui est effrayant, cest plutôt le « malheur » de la société a engendrer des individus quelle naccepte pas ensuite qui est effrayant, cest ce manque de tolérance, et cette volonté de tracer des chemins pavés de conventions (en loccurrence, laspiration à la beauté) qui cause leffroi.

Des nuances simposent donc si nous voulons, avec soin, faire état dun comique effrayant entendant lidée que nous venons dévoquer. Certes lexpression « comique effrayant » est un peu un paradoxe, mais cest précisément parce quelle se rapporte à létrange espèce humaine que cest le cas, espèce faite de diversité, et, surtout, de contradictions. Prenons lexemple dune comédie de Molière, le Tartuffe. Archétype du faux dévot, vil et méprisable, le Tartuffe, malgré tout, est comique. Pourtant, lhypocrisie religieuse, et les conséquences quelle a, nest-elle pas effrayante ? Nest-on pas, par exemple, effrayé du devenir dune société qui engendre de tels vices (ou les accepte) ? Ce comique-là est donc un peu effrayant : il nous révèle nos vices, des vices effrayants si nous aspirons à une société de bien. Or, on sempresse den rire. Mais cest une inconséquence. Elle est même souvent prônée comme philosophie (« Et si je ris de toute chose ici-bas, / Cest afin de nen pas pleurer », G.G. Bryon, Don Juan, IV,4 ; voir aussi ce que dit le Figaro de Beaumarchais : « Je me presse de rire de tout, de peur dêtre obligé den pleurer. », Le barbier de Séville, I,2, 158-159.). Mais le souhait de Molière, on le devine, nétait pas seulement de faire rire. Dans sa préface au Tartuffe, il écrit : « Si lemploi de la comédie est de corriger les vices de lhomme, je ne vois pas pour quelle raison il y en aurait de privilégiés& Les plus beaux traits dune sérieuse morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux de la satire ; et rien ne reprend mieux les hommes que la peinture de leurs défauts. Cest une grande atteinte au vice que de lexposer à la risée de tout le monde ; on souffre aisément les répréhensions ; mais on ne souffre point la raillerie. On veut bien être méchant ; mais on ne veut point être ridicule. »

Nous ne nous limiterons pas à cet exemple du Tartuffe dans notre recherche de circonstances appuyant cette notion de comique effrayant. LÉcole des femmes de Molière, La Précaution inutile de Scarron et Le barbier de Séville de Beaumarchais nous ouvriront de nouvelles perspectives. Ces trois pièces sont des comédies, et donc visent le comique. Ces trois pièces ont aussi le même thème : un vieux barbon (comme Bartholo ou Arnolphe) séquestre une jeune fille noble (comme Agnès ou Rosine) en vue de lépouser. Un jeune homme survient et la délivre de lemprise du vieillard. Inutile de dire que lon rie beaucoup, par exemple du langage et des situations dont use Molière, ou du génie de Beaumarchais aux rebondissements. Mais quest-ce qui est comique ? Non pas quelque chose de fondamentalement effrayant (séquestration dune jeune fille par un vieillard), mais plutôt du malheur que lon fait subir à la jeune fille (cf. lecture Des Maximes du mariage, ou Devoirs de la femme mariée, dans lEcole des femmes, III, 2, ce qui est une forme dhumiliation), ou au vieillard finalement dépossédé de ce quil croyait avoir acquis avec précaution. Le malheur est donc comique :  « Rien nest plus drôle que le malheur& cest la chose la plus comique du monde » (S. Beckett, Fin de partie). Force est donc de constater que nous rions à la fois de ce qui fait peur à notre société, les vices, mais aussi du malheur que nous naimerions pas subir et qui arrive aux autres, et que cest bien lensemble, à savoir et nous-mêmes, et nos vices, qui sommes un peu effrayants. Comme le remarque à propos Baudelaire dans ses Curiosités esthétiques : « (&)le comique change de nature. Ainsi lélément angélique et lélément diabolique fonctionnent parallèlement » (« De lessence du rire », IV).


Nous avons donc compris que « le comique » et « ce qui est effrayant » peuvent former une chimie étrange et paradoxale visant à peindre les vices des hommes pour leur en faire prendre conscience. Ionesco ne se méprend pas, donc, quand il évoque un comique qui serait « un peu effrayant ». A présent, le doit-il être nécessairement ? (Et cest bien ce quentend aussi Ionesco par sa restriction : nest&que si&) Pour le savoir, il convient danalyser la nécessité quaurait le comique, et voir si elle se rapporte à quelque chose de toujours effrayant. Pour Emile Faguet, un peu comme pour Molière, le problème est vu sous cet angle : « Quelle est lessentielle fonction du poète comique à légard de lhomme ? Cest de la déshabiller » (Etudes littéraires, XVIIe s., Molière, III, p. 282) En effet la peinture de lhomme tel quil est réellement (cest-à-dire souvent effrayant ou ridicule) doit être lobjet du comique (on ne rit par ailleurs que de ce qui est proprement humain, cf. Le Rire, p.2-3). Si lobjet du comique ne portait pas sur quelque chose dhumain, et, de plus, sur quelque chose deffrayant (cest-à-dire gagnant à être corrigé par « la risée de tout le monde »), sans doute nintéresserait-il personne, et ne provoquerait-il pas le rire (qui est quand même une série de sons désarticulés abolissant toute forme de conversation au profit dune correction audible de tous) mais un constat. Cest pourquoi Baudelaire a raison quand il écrit : « Le comique, la puissance du rire est dans le rieur, nullement dans l'objet du rire. » (Curiosités esthétiques, p. 172). Leffet, on le perçoit avec clarté, est correctif, et donc, nécessaire.

Dans ses Notes et contrenotes, Ionesco énonce aussi  une règle dor: « Sur un jeu burlesque, un jeu dramatique. Sur un texte dramatique, un jeu burlesque ». Cette pensée est pour le moins importante, car elle montre cette propension bien humaine à se leurrer, et se « faire passer la pilule » de manière voilée. Ce quil dit là ne veut en fait rien dire dautre que : il faut dépeindre une situation effrayante de manière comique si lon veut que leffet soit pertinent, et vice-versa. De même, Bergson précise les motifs et la nécessité du comique lorsquil prend en compte la dimension sociale de celui-ci : « le rire châtie les mSurs. Il fait que nous tâchons tout de suite de paraître ce que nous devrions être, ce que nous finirons sans doute par être véritablement »(Le rire, p.13) Car la société attend des individus qui la compose quils soient souples, élastiques, quils vivent bien (trébucher, cest signifier que lon est raide ou maladroit, donc cest comique). Le rire ne peut donc apparaître que comme un geste social : « Par la crainte quil inspire, il réprimande les excentricités » et « il châtie certains défauts à peu près comme la maladie châtie certains excès » (ibidem, p.15).

Finalement, comme le remarque Bergson, les manifestations comiques peuvent être considérées comme « autant de modèles dimpertinence vis-à-vis de la société. A ces impertinences, la société réplique par le rire, qui est une impertinence plus forte encore ». Mais attardons-nous un instant sur la nécessité que revêtirait alors le comique : si cest un geste social, une réprimande collective, que ce comique, est-il nécessaire ? Pour qui ambitionne une société qui se perfectionnerait continuellement, et progresserait vers lidéal du « bien et du beau » (uniforme, certes, et peut-être dangereuse par là, aussi), oui, certainement. Est-il toujours en rapport avec un objet effrayant ? Comme nous le comprenons à présent, il ne peut en aller autrement : nous ne rions que de ce qui « cause une désharmonie » (Le Rire, p.155), le malheur, le ridicule, lensemble étant effrayant à cette notion de Bien. Certes, on peut refuser de voir de leffrayant dans les vices humains, et ne pas se juger capable de les redresser par quelque forme que ce soit, mais cest choisir une indolente et inutile passivité, et soulever des problèmes déthique dune autre envergure.


« On ne goûterait pas le comique si lon se sentait isolé. Il semble que le rire ait besoin dun écho », disait Bergson. Et, de fait, le comique est un aspect proprement social et humain : il sattaque à ce quil croit ne pas entrer dans les normes, normes qui fixent et assurent la survie dune société. Cest pourquoi le comique est inévitable et nécessaire : en riant des individus qui la compose, la société rie delle-même. Si elle rie delle-même, elle accepte lidée de son imperfection, et donc elle peut, merveille des merveilles, progresser. De même que lon éduque un enfant par une discipline plus ou moins rigoureuse, de même la société se châtie et se discipline en constatant, toujours avec un peu deffroi, quelle ne doit pas se prendre trop au sérieux, et toujours se remettre en question. Seulement, pour pouvoir rire les uns des autres, les individus dune société sont obligés de faire taire certains traits émotionnels, et ne laisser la parole quà leur intellection : une société ne se conduit quà lécart des sensibilités et des passions de chacun. Nul besoin pour cela dun Big Brother qui aurait la main basse sur tous les aspects de la vie sociale, il suffit simplement de faire la part des choses.

Pion essentiel de la société, mais pion parmi dautres, lhomme rit donc de lautre en y constatant une effrayante imperfection qui caractérise son humaine condition.

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