FONTAINE Didier

Lettres Classiques 2

Mardi 15 février 2000

  

 

 

 

Dissertation de poétique

 

 

 

 

 

 

Sujet: Commentez et discutez cette affirmation d'un critique contemporain: "A chaque grande œuvre appartient un futur au cours duquel elle développe ses significations. Sa valeur est faite de ce qu'elle devient: elle est sans cesse en cours de création, livrée à la spontanéité successive des générations." - Jean Onimus.

Dans Le Mythe de Sisyphe, Albert Camus fait une remarque des plus intéressantes: "Je ne sais si ce monde a un sens qui le dépasse. (…)" Puis il se demande: "Que signifie pour moi une signification hors de ma condition?" On peut poser une telle question, portant sur le sens et son champs d'application, dans des domaines très variés, en particulier ceux qui s'évertuent à chercher du sens chez l'homme, en considérant au départ qu'il en a effectivement un. Témoin cette assertion d'un critique contemporain: "A chaque grande œuvre appartient un futur au cours duquel elle développe ses significations. Sa valeur est faite de ce qu'elle devient: elle est sans cesse en cours de création, livrée à la spontanéité successive des générations." De nombreuses notions interviennent dans ce dense propos. Ainsi, l'énoncé prétend qu'une grande œuvre doit avoir une signification, puisque le futur lui permet d'en développer d'autres. Elle entend aussi qu'une grande œuvre n'a pas de valeur intrinsèque originelle, puisque cette valeur est faite de son devenir, ou encore que les générations postérieures à la grande œuvre auraient une quelconque autorité leur permettant de créer ou de renouveler une œuvre, et donc d'affiner sa valeur. C'est de fait trop dire sans poser quelques problèmes, qui, nous le remarquerons, ne sont pas si spécifiques à cette "grande œuvre", mais plutôt aux outils dont elle s'est servi, à savoir une langue et le langage. Pour éprouver l'affirmation de Jean Onimus, il s'avère en conséquence nécessaire de poser des questions a contrario: y a-t-il un sens univoque à une œuvre, indépendant du devenir ? D'où découlent d'autres aspects: l'œuvre est-elle façonnée par son devenir? n'a-t-elle pas de valeur propre ? Pour tenter de les résoudre, nous envisagerons l'optique suivante, qui fait une synthèse des difficultés posées par le propos: l'historicité et la polysémie d'une langue conditionnent-elles le langage contenu dans une œuvre? C'est-à-dire, peut-on superposer notre langue à des grandes œuvres du passé, inscrites dans l'histoire? Ne faut-il pas reconnaître un sens premier, et comprendre que la polysémie ne vient pas forcément d'une intention de l'auteur, mais de ces équivoques outils que sont les mots ? Nous procéderons de la manière suivante: en interrogeant l'affirmation de Jean Onimus, pour la prendre dans son entier et dans son contexte, nous illustrerons les difficultés qu'elle introduit. D'où nous serons amené à proposer des éléments possibles de réponse, qu'il faudra ensuite éprouver.

Il n'est pas de terrain plus périlleux que celui où on confronte l'homme au sens. D'abord, parce que l'homme peine lui-même à se donner un sens, ensuite parce que le terme de sens est pour le moins équivoque. Lorsque Jean Onimus considère qu'une grande œuvre développe ses significations au cours du futur, il accepte que cette même œuvre ait, au départ, un sens - une ou plusieurs significations à faire croître ("développer"). Néanmoins, de là à dire que ce ne sont pas ces significations d'une œuvre (présentes et virtuelles) qui font sa valeur, mais son devenir et sa reprise par d'autres générations, c'est aller sur un autre terrain délicat: celui qui considère que le message de l'œuvre peut parler pour toutes les époques, ce que le bon sens n'accepterait qu'avec de sérieuses réserves. Certes, une œuvre peut s'accorder à la postérité, nous n'en doutons pas. Faut-il conclure pour autant que chaque grande œuvre possède des significations? En réalité, il y a problème sur ce que l'on entend par grande œuvre. Nous dirons qu'il s'agit d'un ouvrage de l'esprit qui continue de plaire ou de servir dans le temps. Valéry, lui, eut cette intuition dans sa Littérature: "Une œuvre dure en tant qu'elle est capable de paraître tout autre que son auteur l'avait faite." C'est-à-dire, pour généraliser, qu'une œuvre ne plaira que tant qu'elle sera nouvelle et non épuisée, sinon son intérêt s'estompe et elle s'affaisse dans l'oubli. A cela il faut ajouter qu'une grande œuvre contient un message signifiant. Ce qui veut dire que des ouvrages comme L'homme approximatif (T. Tzara), qui se dégagent de cette optique, ont une résonance historique, mais, à mon sens, non livrée à la postérité. Le message signifiant, qui plaira autant aux experts qu'au grand public (et il ne faut négliger ni l'un ni l'autre), est par ailleurs conditionné par les évolutions de la langue. C'est ce que montre un peu Éluard dans son Picasso bon maître de la liberté, IX: "On a le monde derrière soi et devant soi. L'œuvre accomplie est œuvre à faire, car, le temps de se retourner, elle a changé." Est-ce l'œuvre écrite, figée dans des codes linguistiques, qui a changé ? ou notre façon de l'appréhender, conditionnée par de multiples facteurs? En fait, tout revient à cette idée: le texte d'une grande œuvre est un fragment de langage placé dans une perspective de langages (les évolutions sémantiques et grammaticales d'une langue). C'est ce que nous fait comprendre à merveille Julia Kristeva, à la p. 219 de sa Shmeiotikh (Sêmeiotikê): " Le texte n'est pas un phénomène linguistique, autrement dit il n'est pas la signification structurée qui se présente dans un corpus linguistique vu comme une structure plate. Il est son engendrement : un engendrement inscrit dans ce "phénomène" linguistique, ce phéno-texte qu'est le texte imprimé, mais qui n'est lisible que lorsqu'on remonte verticalement à travers la genèse (...) Ce qui s'ouvre dans cette verticale est l'opération (linguistique) de génération du phéno-texte. " Dans une langue, en effet, les signifiants évoluent et permettent ce que l'on appelle les "infinis du langage". Le langage, au contraire, outil du sens, est un moyen de communiquer. En utilisant, par conséquent, une langue à un certain moment de l'histoire, leur auteur est dépositaire d'un sens unique, que ne découvrira plus exactement une langue (évolutive) mais dont le langage présent peut donner une idée. Car enfin, si l'œuvre n'est pas agrammaticale, elle a bien au moins un sens premier ! C'est ce qui pose un premier problème au propos de Jean Onimus: les significations que l'on greffe à une grande œuvre, peut-être avec une langue sensiblement différente, appartiennent-elles en propre à l'œuvre, ou à l'évolution de l'outil dont s'est servi l'auteur de l'œuvre, la langue ?

Y ajouter le concept de la valeur d'une œuvre, c'est compliquer encore le propos. En philosophie, on donne de la valeur la définition suivante: "Caractère de ce qui est estimé subjectivement et posé comme estimable objectivement."(Grand Robert de la langue française, "valeur", 6a) Sans trop forcer le propos de Jean Onimus, ne dit-il pas que, puisque la valeur d'une grande œuvre est faite de ce qu'elle devient, elle n'en a pas à l'origine? En un sens, ce peut être vrai. Toutes les grandes œuvres n'ont pas été reconnues à leur date de publication. Comme toujours, pourtant, des nuances s'imposent. Certaines, on le sait, on rencontré le succès dès leur diffusion au public (de l'Énéide de Virgile aux Misérables d'Hugo). Car si on ne voit la valeur d'une œuvre que dans sa perspective future, on ne considère pas qu'une valeur initiale - voire intrinsèque - peut ménager son devenir, ce qui est très regrettable. Camus, comme nous l'avons vu précédemment, posait cette question: "Que signifie pour moi une signification hors de ma condition?" Sa réponse: "Je ne puis comprendre qu'en termes humains." Nous ne décortiquerons pas l'ensemble des notions mises en jeu ici, mais nous remarquerons seulement que cela est applicable à l'auteur comme à l'œuvre: et si l'œuvre se mettait à confondre ses critiques, et demander: que signifient ces sens nouveaux, pas impossibles, certes, mais discutables, hors de ma condition figée? pourquoi de telles suppositions, puisqu'elles ne sont ni vérifiables ni susceptibles d'être infirmées? De l'autre côté, il y a cette pensée de Gide: "Il semble que leur œuvre même, que leur figure, s'augmentent et s'enrichissent des commentaires qu'elles suscitent, des interprétations qui les réfractent et des injures qu'elles essuyent." (Attendu que…, p.103) Il est bien certain que l'on goûte mieux une œuvre savante si l'on en pénètre les saveurs cachées, si l'on s'aventure un peu plus dans les méandres de son propos, explicite ou non. Mais cela ne veut pas dire que le sens a surgi après coup, à l'insu forcément de l'auteur: bien plutôt que l'on a tardé, dans la majorité des cas, à comprendre l'auteur ! En revanche, s'il s'agit d'une interprétation appuyée sur des sciences modernes et exactes, qui éclaire l'œuvre, certes il s'agit d'une signification nouvelle, mais elle ne peut entrer dans la valeur d'une œuvre. De fait, quand Jean Onimus déclare pour une grande œuvre que "sa valeur est faite de ce qu'elle devient", il faut plutôt comprendre qu'on ne lui admet plus la même valeur que celle qui lui était accordée avant, mais qu'on l'apprécie avec d'autres critères, ce qui est second problème.

D'ailleurs, est-il acceptable de livrer une œuvre à une création perpétuelle, création conditionnée par la spontanéité des générations suivantes, spontanéité conditionnée par mille et mille facteurs d'intérêts variés? Le terme même de "spontanéité" face à "grande œuvre" est plaisant. Premièrement, la manière d'appréhender une œuvre dans le temps fait-il le sens de l'œuvre ? N'en propose-t-il pas plutôt un? S'il ne fait pas le sens, comme la raison l'indique, mais ne fait qu'en proposer un, on n'est pas dans la vérité du propos de l'auteur, et le tout n'a d'intérêt que pour l'auteur de la nouvelle proposition (nous reviendrons sur ce problème épineux avec R. Barthes). Ensuite, l'existence d'un sens autre à une œuvre, ou plusieurs autres, n'exclut pas un sens véritable et originel à celle-ci. Autrement dit, plus concrètement, et nous y reviendrons aussi, l'existence de l'erreur n'est pas la preuve que la vérité n'existe pas. L'existence de significations différentes n'élimine pas une signification. Revenons sur ce terme de "spontanéité", que nous avons délibérément appelé plaisant: dans ses Conseils à un jeune poète, p.63, Max Jacob ironise ainsi: "La spontanéité est une qualité gentille, belle et charmante, mais combien je lui préfère une pleine conscience et une lente réflexion." En effet, quelle est cette "spontanéité successive des générations", à croire que les générations ont plusieurs spontanéités, ce qui est inquiétant , plutôt que des générations successives, avec chacune une spontanéité qui leur est propre ! Jean Onimus laisse donc entendre que notre génération, par exemple, a plusieurs spontanéités vis-à-vis de certaines grandes œuvres. Et c'est un peu le cas, ne serait-ce que Racine revu par la Nouvelle Critique sous des regards sociologiques, psychologiques ou structuralistes. Mais cela ne signifie pas que tous ces modes de pensée nouveaux soient pertinents et superposables à Racine, bien plutôt un examen précis de ce problème nous montre que ces modes de pensée sont utiles à eux-mêmes et non à la vérité et au charme de l'œuvre vers lesquels il faut tendre (du moins, je l'espère). Enfin, les générations postérieures à une œuvre ne doivent pas oublier ce que nous avons évoqué sur une langue et le langage, et qui font qu'il est impossible, dès l'instant où l'œuvre est consignée dans une historicité et une langue particulières (pensons à certains mots du XVIIème siècle, qui, tout en existant toujours, n'ont plus le même sens: voiture, hymen, passion, dame, amie, ennui, etc.), de renouveler le sens qui aurait été le sens de l'écrivain.

Cet ensemble de difficultés introduites par l'affirmation de Jean Onimus méritent quelques précisions supplémentaires, car, tout en révélant à juste titre certains points cruciaux quant à notre perception d'une grande œuvre (développement de significations possibles, problème de la valeur et du devenir), elle nous amène à revoir nos façons mêmes d'appréhender les chefs-d'œuvre, en nous rappelant combien il faut parfois user de prudence, comme de méthode. Nous l'avons vu, un premier problème réside dans l'historicité de la langue, dont rend bien compte Sartre dans les Situations, I, p. 251 : "Ce qu'il [Ponge] reproche au mot, c'est de coller trop exactement à sa signification la plus banale, d'être à la fois exact et pauvre. Mais en y regardant mieux, il y distingue des boursouflures, des décollements, des sens adventices, toute une dimension secrète et inutile, faite de son histoire (…) et des maladresses de ceux qui en ont usé. N'y a-t-il pas dans cette profondeur ignorée les éléments d'un rajeunissement des termes !" Si nous saisissons bien cette affirmation, nous nous apercevons que le mot a une histoire, et qu'il faut connaître cette histoire pour pouvoir le commenter pertinemment (connaissance qui permet, notons avec intérêt, un rajeunissement, ou renouvellement, ou développement). C'est-à-dire qu'il faut se plier au code du texte, se plonger dans son contexte, aussi bien social que linguistique. D'où on déduit que les significations d'une grande œuvre, en fait, ne viennent pas vraiment de la spontanéité successive des générations, non plus qu'une œuvre possède ("à chaque grande œuvre appartient…") un futur où elle pourra les développer, mais plutôt que, du fait de son outil qu'est le mot, les générations pourront développer les significations des mots, les rapprocher à d'autres contextes sociaux et linguistiques (et même plus: politiques, militants, idéologiques…), peut-être leur donner un autre sens d'ensemble…Or, si cet autre sens d'ensemble n'est pas fidèle à la pensée de l'auteur (parfois on le reconnaît, parfois on l'ignore, souvent il est impossible de le savoir précisément), à quoi bon? Et plutôt que de confronter des langages nouveaux à des grandes œuvres de jadis, pourquoi alors ne pas éprouver la validité de ces langages nouveaux dans de nouvelles œuvres? Craint-on qu'elles ne soient pas grandes? Les nouveaux langages seraient-ils fatalement réservés à la critique, non à la création littéraire? Déclarer, d'ailleurs, que c'est le monde qui crée l'œuvre ("elle est sans cesse en cours de création, livrée…") c'est ignorer les dernières découvertes en la matière, qui nous montrent que c'est au contraire l'œuvre et son langage qui façonnent le monde, en somme que toute œuvre est auto-référentielle. Ferdinand de Saussure résume bien le problème dans son Cours de linguistique générale, p.128-126: "Un état du jeu (d'échecs) correspond bien à un état de la langue. La valeur respective des pièces dépend de leur position sur l'échiquier, de même que dans la langue chaque terme a sa valeur par son opposition avec tous les autres termes." Les auteurs célèbres, ce me semble, jouent aux échecs lorsqu'ils écrivent, mais arrêtent la partie quand ils publient ou quand ils meurent. Si nous venons à leur suite déplacer leurs pièces (les mots), nous trichons.

Est-ce à dire qu'aucune compréhension nouvelle n'est possible? Est-ce à dire qu'une langue évolue forcément et fatalement, de sorte que l'on ne puisse jamais plus en saisir l'essence? On ne peut l'affirmer: il est bien certain que, malgré tout, une œuvre développe des significations au fil du temps, ou pour être plus exact que l'on développe des significations pour elle. Prenons l'Iliade d'Homère: elle a un sens premier, que tout le monde connaît. C'est une histoire, un récit. Aujourd'hui, quel sens lui donne-t-on? De nombreux sens ! Ne serait-ce qu'en linguistique grecque, cet ouvrage s'avère maintenant une mine inépuisable où tirer des faits de langue archaïques, qui, confrontés à certaines règles phonétiques, font sens. De cette façon, il y a sens sans intention spécifique de l'auteur, et sans puiser dans l'objet même de l'Iliade, son récit mythique ! En fait, en situant la date approximative de rédaction, en analysant les faits de syntaxe, de vocabulaire, les variantes morphologiques d'un même mot dans une même fonction syntaxique, on parvient tant bien que mal à reconstituer une langue et un état de celle-ci, c'est l'objet de la phonétique historique. Bien loin d'elle l'idée de goûter la valeur littéraire, mais elle extirpe du sens là où l'on voyait des curiosités ! C'est pourquoi l'Iliade n'a pas la même valeur pour des linguistes et pour des littéraires. Mais on remarque que ce n'est pas une compréhension nouvelle qui est apparue, c'est une compréhension différente. Qui plus est, à sa rédaction, l'Iliade ne présentait pas ces avantages de révéler des faits phonétiques, puisque sa langue était la langue commune. La compréhension différente est donc issue, non pas du devenir de l'œuvre, qui est restée figée (on fait abstraction des fautes des copistes, bien entendu), mais du devenir de la langue. Faire sens sur une œuvre ancienne, c'est donc examiner un fossile avec un attirail sophistiqué. Finalement, il est indispensable de se rendre à l'évidence: l'évolution de la langue ne conditionne pas le langage. Ainsi, l'Iliade nous raconte toujours la même passionnante histoire depuis des siècles, car le langage (ce support de la communication, tandis qu'une langue écrite est un des supports du langage) est immanent à l'œuvre. La seule nuance, c'est qu'on peut greffer du sens. Mais aussi essentiel soit-il, ce sens n'est pas la pensée de l'auteur.

Sommes-nous donc réduit à une impasse si nous acceptons littéralement et justement l'affirmation de Jean Onimus ? D'un certain point de vue, ce peut être le cas; autrement dit il ne semble pas acceptable qu'une œuvre ait des significations toujours nouvelles qui ne transgressent pas son intégrité de sens. Si une grande œuvre a été appréciée à son époque, c'est-à-dire si on lui a reconnu une valeur, il faut chercher dans l'œuvre quelque chose qui justifierait cette valeur accordée, non chercher dans le devenir de l'œuvre, sa permanence, l'explication de sa valeur ("ce qu'elle devient"). Que fait-on du talent, du style agréable d'un auteur? Rougirait-on d'employer des outils de critique aussi simples? Si on revenait à ces procédés éprouvés, on sortirait de l'impasse: "Or, ce style (de Chateaubriand) sert à lever une valeur nouvelle, l'écriture, qui est, elle, débordement, emportement du style vers d'autres régions du langage et du sujet, loin d'un code littéraire classé (code périmé d'une classe condamnée) (…) le style est en quelque sorte le commencement de l'écriture: même timidement (…) il amorce le règne du signifiant." (Roland Barthes, Roland Barthes, p. 80) Le règne du signifiant est la clé de notre problème, dès lors qu'on l'on accepte que l'œuvre, à sa publication, a une valeur. Cette valeur peut être due au style, or le style, par sa souplesse, peut véhiculer plusieurs concepts dans une même idée. Certains auteurs - mais pas tous, en aucun cas - peuvent aussi ménager plusieurs significations, en laissant libre l'horizon des mots. D'autres peuvent, par l'usage d'une langue imagée, laisser libre le champ de l'interprétation. Il faut donc maintenant, cela semble nécessaire, confronter des œuvres précises aux problèmes que nous avons soulevés, en montrant, comme nous l'avons proposé, que l'historicité de la langue et la polysémie des mots ne font pas la valeur d'une œuvre ni son sens, mais une valeur différente et sens autre.

S'il est un personnage remarquable dans l'histoire de la critique, c'est bien Roland Barthes. Figure emblématique, certes, et qui nous dit, sans nous intimider: "Le texte est en somme un fétiche; et le réduire à l'unité de sens, par une lecture abusivement univoque, c'est couper la tresse, c'est esquisser le geste castrateur." (S/Z, p.166) Cherchons à sa suite si vraiment c'est esquisser un geste "castrateur" que de n'accepter qu'un sens unilatéral à une œuvre, ce qui nous permettra par le même coup de fournir une idée précise de ce que donne le développement des significations d'une œuvre, et l'évolution de la valeur accordée. Pour ne pas situer Barthes trop hors de son propos, examinons ce qu'il est advenu de l'œuvre de Racine, sur laquelle ce critique a écrit un Sur Racine structuraliste. Son objectif ? Il l'explique lui-même :"Parler de Racine, ce n'est nullement proposer une vérité définitive de Racine, c'est participer à notre propre histoire en essayant sur Racine notre langage." Il va sans dire qu'armé d'une telle méthode, il est aisé de faire surgir des significations à une œuvre. Comme disait Barthes, il suffit de ne pas trop divaguer, de pas être trop incohérent, et un sens apparaît: "La sanction du critique, ce n'est pas le sens de l'œuvre, c'est le sens de ce qu'il dit". On peut être d'accord avec une idée de ce type, mais y adhérer signifie aussi tricher avec l'auteur. Que l'on s'imagine par exemple en train de jouer une partie d'échecs avec Racine, et nous perdons. Notre intelligence n'est pas assez subtile pour contourner les difficultés qu'il nous oppose. Allons-nous changer nos pions pour des rois, des dames, ou des tours? C'est tricher. De la même manière, changer le langage de Racine pour le nôtre, c'est tricher aussi, indéniablement.

Un autre exemple, plus lourd de sens encore, est celui de la Bible. Grand ouvrage, s'il en est, ancien, et dont l'interprétation, c'est-à-dire le développement de la ou des significations, a été bien longtemps et continue d'être au centre des plus vives controverses. Dans son Journal (oct. 1930) Claudel déclarait: "(…) il y a un sens immédiat et littéral du texte sacré, mais aussi un sens allégorique par lequel nous découvrons un enseignement moral dans un récit d'apparence historique, et un sens anagogique par lequel notre âme se trouve élevée vers l'amour et le désir de Dieu (…)" Nombreux sont ceux qui considèrent cette œuvre comme d'un intérêt purement littéraire, ou moins encore que littéraire, relevant de la culture générale. On pourrait donc y exercer une critique comme partout ailleurs, et essayer de développer des sens, montrant ainsi que cette même possibilité de puiser fait et entretient la valeur. Seulement, ce n'est pas, et tant s'en faut, aussi simple: d'une bonne compréhension de cet ouvrage considéré comme sacré par d'innombrables personnes dépend leurs actions, leur façon de penser - leur comportement, en somme. Surtout, c'est ce que dit Onimus qui posera problème ici: "sa valeur est faite de ce qu'elle devient": est-ce que la valeur de la grande œuvre qu'est la Bible dépend de ce que l'on en a fait, ou de ce que l'on en fait ? Assurément, c'est impensable. Mettons-nous dans l'optique suivante, trop souvent inconsidérée: si, comme elle le prétend ("Olh h Grafh einai qeopneusth", II Timothée III, 16), elle a été inspirée de Dieu, Dieu accepterait-il que l'on donne un sens autre à ses propos, par exemple à des commandements? Pire encore, à partir de ce sens nouveau et dénaturé, pourrait-on accorder une autre valeur à l'ouvrage? Or, on sait très bien quel a été le devenir de la Bible: interprétée et ré-interprétée, elle a donné lieu à l'émergence de mouvements religieux aussi bien que sectaires, qui font, en réalité, penser à quiconque que la Bible - n'ayant pas un sens fixe - a un sens ouvert, et qu'elle ne possède aucune vérité. Mais voyons les choses plus en face: le fait que l'Eglise - en latin - ait décrété que la Terre était plate, et ait attribué cette pensée à une pensée biblique (ce qui est un devenir de cette œuvre: on se réclame, plus ou moins justement, d'elle), donne-t-il un nouveau sens à la Bible? Oui, un sens faux, si l'on ignore ce verset biblique d'Isaïe XV, 22, qui déclare que Dieu "katoikei apo tou kulou thV ghV". Ceci montre bien, finalement, qu'en aucun cas le devenir d'une œuvre, en des mains inexpertes, conditionne sa valeur et son sens, et que le fait même de renouveler le récit ou le sens d'un ouvrage, ce n'est pas forcément déceler quelque chose de nouveau, mais peut être bien commettre une erreur, erreur qui n'altère en rien ni la valeur ni la vérité d'une grande œuvre.

Barthes proposait, dans un ouvrage qui porte son nom, de "poser un paradigme pour produire un sens et pouvoir ensuite le dériver". Au terme de notre examen, qui nous a montré combien de problèmes fondamentaux étaient en jeu, nous craindrons la méthode qui est celle qui s'évertue à essayer ses idées sur les idées d'un auteur pour éprouver leur validité, considérant de ce fait à la fois que l'auteur a l'autorité par cette validation, et que les idées nouvelles sont un tant soit peu opposables à l'auteur en question. En effet, on ne peut considérer une grande œuvre qu'après lui avoir reconnu une certaine valeur, qui existe dès lors. Sa valeur n'est donc pas faite de qu'elle devient, mais plutôt, certes, sa valeur peut devenir autre, au gré des interprétations, des goûts et de multiples autres facteurs. Une grande œuvre, par définition, s'inscrit dans le temps, et ceci de deux manières: en figeant un code linguistique dans un texte, une langue et un langage premièrement, en se donnant le futur et la postérité pour continuer de signifier après son auteur en second lieu. Mais signifier quoi? Ce qu'exactement l'auteur entendait à chaque mot ? Difficile, voire impossible de le concevoir, ce qui n'excuse pas pour autant une dénaturation complète (et souvent délibérée) de l'intention signifiante, car il y en a une, d'une grande œuvre. Car le fait même de publier, acte social par excellence, est signifiant: ou pour soi-même, ou pour partager, ou bien être reconnu, qu'importe: il y a du sens. Si l'auteur avait jugé inutile et vide son propos, il ne l'aurait pas publié. Il ne le publie d'ailleurs sans doute pas en permettant une retouche éternelle de ce que lui a fixé par écrit. Bien plutôt est-il dépositaire d'une signification qui peut être discutée ou partiellement développée, mais que ceux qui ont envie de créer publient des œuvres, plutôt que de continuer ce qui a été moralement figé. Ionesco nous a bien fait comprendre le caractère souvent ridicule des commentaires et des significations que l'on propose à des œuvres: n'oublions pas cet écrivain qui, ayant connu le succès de son vivant, s'est aussi empressé de brûler la politesse à ces messieurs développeurs-des-significations-des-textes oiseux. Une langue, outil fragile, est en évolution constante. Le message qu'elle délivre peut être scellé, pas son caractère univoque. Ainsi, comme nous nous le proposions, nous en venons à la conclusion selon laquelle l'historicité d'une langue et la polysémie des mots ne conditionnent pas le langage- qui est intemporel, d'où il peut très bien y avoir un sens voulu par l'auteur, sens à respecter. Au propos de Jean Onimus, nous avons donc ajouté un peu de nuance et de modestie, et nous nous disons maintenant: quand il nous faut faire une partie d'échecs avec Tacite, Corneille ou Lamartine, essayons de ne pas penser comme Toto, interrogé par son père: "Tu sais ce qu'il arrive aux tricheurs? - Oui papa, ils gagnent."